Savez pourquoi l’île de Chios est aussi surnommée « Myrovolos » qui signifie « odorant, parfumé » ?

On connaît généralement deux choses notables concernant l’île de Chios : l’une est historique et concerne les massacres de l’île perpétrés par les Ottomans en 1822, représentés dans le célèbre tableau de Delacroix ; l’autre concerne la nature et la gastronomie au travers du célèbre mastic, l’or blanc de l’île utilisé depuis l’antiquité en alcool, en cosmétique et en produits alimentaires.

Cependant ce n’est pas le parfum si particulier du mastic qui a donné le nom de Myrovolos à cette grande île de l’Est de l’Egée. Il faut plutôt chercher du côté d’un fruit, ou plus précisément d’une famille de fruits aux arômes si puissants et si particuliers qu’ils sont utilisés dans la composition des parfums : les agrumes ou hespéridés!

En effet, le visiteur de Chios, s’il est un peu curieux, découvre un autre trésor naturel lié à l’histoire de l’île : la culture et le commerce des agrumes, présents dans l’île depuis le 14ème siècle, source de richesse incroyable et qui laisse à Chios un héritage naturel et culturel méconnu.

A moins de 10 kilomètres de la capitale de l’île, le promeneur pénètre dans une plaine fertile où les routes serpentent entre les hauts murs de pierre ocre / rouge de gigantesques propriétés. C’est la région de Kambos, littéralement « la plaine » en Grec. Derrière ces hauts murs, on aperçoit  des milliers d’orangers, citronniers, mandariniers, bergamotiers. En longeant les murs, à un angle du domaine, s’ouvre généralement un portail majestueux donnant accès à de véritables manoirs voir châteaux qui sont les demeures des propriétaires. Kambos a en effet connu un tel développement économique grâce à la culture et le commerce des agrumes qu’une riche classe aristocratique en est née. Son histoire s’est confondue avec celle du village qui en 5 siècles d’existence a connu émergence, apogée, déclin et puis renaissance depuis la fin du XXème siècle.

On peut résumer l’histoire des agrumes à Chios en 3 périodes distinctes qui se confondent avec l’histoire riche et mouvementée de l’île.

Première période : les Génois et le début de la culture des agrumes

Les Génois établirent des liens avec Chios dès l’époque Byzantine en obtenant dès le 12ème siècle l’autorisation de faire commerce du mastic. A partir de 1304, les Génois placent l’île sous protectorat, en accord avec Byzance, et en profitent pour établir une colonie et développer la production et le commerce de la fameuse résine. En 1329, l’empereur Byzantin rompt le protectorat, mais moins de 20 ans plus tard, en 1348, les Génois décident tout simplement d’occuper l’île pour sauvegarder leurs intérêts patrimoniaux et commerciaux.

L’histoire des agrumes à Chios commence alors. Avec le développement économique, une classe dirigeante s’installe peu à peu et décide d’investir dans le textile, la soie, l’agriculture pour ne pas être uniquement dépendante du commerce du mastic. Les riches Génois décident d’installer leurs maisons de campagne dans une plaine fertile non loin de la ville principale : l’actuelle région de Kambos. Les nouveaux propriétaires découvrent alors que la région est non seulement fertile et ensoleillée mais dispose de capacités d’irrigation importantes. Ils décident alors d’importer sur Chios ce qui fait la richesse d’une partie de la péninsule Italienne : la culture des citrons, oranges et bergamotes.

Ils se rendent néanmoins compte rapidement que comme sur la majorité des îles de l’Egée les vents sont parfois violents et l’hiver peut connaître des périodes de froid. Ainsi naissent les champs d’agrumes de Kambos, où les arbres sont plantés en rang serrés à l’abri de hauts murs coupant le vent et gardant la chaleur dans les champs. En cas de froid intense, des braseros sont allumés entre les rangs des arbres fruitiers pour réchauffer l’atmosphère. Les propriétés sont donc toutes plus ou moins construites selon le même modèle : une maison de maitre grandiose reprenant les canons architecturaux Génois ou Vénitiens de l’époque, un grand et haut mur d’enceinte, des systèmes propres d’irrigation par la dérivation des sources et ruisseaux qui parcourent la plaine, diverses constructions réparties sur le domaine (étables, habitations pour les employés du domaine, mais aussi ateliers pour le textile ou la transformation de la vigne et des olives) et bien entendu de vastes champs d’agrumes.

Les Génois établissent la « Maona de Chios », société par actions détenue par les grandes familles qui organise militairement, économiquement et urbanistiquement l’île de Chios. Sur le plan social, la Maona fait table rase de l’organisation Byzantine préexistante ce qui créé un clivage important dans la société entre les ouvriers agricoles, l’aristocratie Génoise et l’aristocratie Byzantine. Petit à petit, la communauté d’intérêt des deux classes dirigeantes conduit à des mariages mixtes et au bout d’une centaine d’année, Kambos est possédée par une aristocratie Géno-byzantine spécifique à Chios.

Deuxième  période : L’occupation Ottomane, grandeur et déclin des aristocrates des hespéridés à Kambos

Cette situation qu’on pensait établie pour des siècles va connaitre un grand bouleversement en 1566 avec la conquête de Chios par les Ottomans. L’activité économique de Chios est suspendue et chacun pense que l’âge d’or de la Maona de Chios est fini. Cependant, quelques années après leur conquête, les Ottomans accordent des privilèges fiscaux et commerciaux à l’île lui permettant de faire redémarrer son activité économique. Aux 17ème et 18ème siècles, les agrumes de Chios trouvent alors de nouveaux débouchés dans tout l’empire Ottoman ce qui, ajouté aux autres commerces de l’île (textile, mastic), permet aux familles de Kambos et plus globalement à Chios d’atteindre l’apogée de sa richesse à l’aube du 19ème siècle. Les navires de Chios exportent vers Odessa, Alexandrie et Marseille. Les domaines de Kambos sont alors agrandis, remaniés, les maisons de maitre s’enrichissent d’une nouvelle architecture d’inspiration Ottomane produisant un style éclectique unique mélangeant les influences Byzantines, Génoises et Turques.

Les massacres d’Avril 1822 portent un coup d’arrêt immédiat à cette prospérité. Ceux qui ne sont pas massacrés ou déportés en esclavage fuient en abandonnant leurs terres. Les producteurs d’agrumes de Chios se dispersent dans toute l’Europe. Après 1832, bien que l’île reste sous domination Ottomane, les originaires de Chios peuvent revenir et les Ottomans encouragent la réinstallation des familles aristocrates ainsi que la reconstruction et reconstitution des grands domaines.

L’exil provisoire, qui pour certains a duré entre 10 et 20 ans, est en réalité une opportunité. En effet, à leur retour, les producteurs d’agrume peuvent plus facilement commercer avec l’Europe Occidentale où ils ont laissé pour certains une partie de leur famille. Ils ouvrent des succursales de commerce dans les principaux pays. Kambos retrouve rapidement les fastes du 18ème siècle. Le commerce est florissant. Chaque domaine rivalise d’ambition pour exporter ses agrumes en France, en Allemagne ou en Italie. D’ailleurs, les papiers de soie qui entourent chacun des fruits sont très souvent écrits en Grec, en Français et en Allemand. L’étude détaillée de ces papiers de soie en apprend beaucoup sur l’importance du commerce, mais aussi sur les techniques de communication (on n’ose dire marketing 😉 ), que les domaines développent. En effet, pour certains, l’appartenance à l’empire Ottoman est mis en avant avec des logos moyen-orientaux ; d’autres revendiquent leur hellénisme ; et d’autres enfin font appel à des représentations typiquement occidentales en vogue en France ou en Allemagne.

Le commerce des agrumes à Kambos va connaitre néanmoins deux tragédies en 1850 et en 1881. L’hiver de 1850 est si rude et si long que les braseros et autres techniques héritées des Génois ne permettent pas d’éviter la destruction complète des champs d’agrumes par le gel. C’est alors qu’un homme originaire de Chios, Yannis Choremis, décide d’introduire à Kambos la mandarine qui a la vertu de mieux résister au gel. Malgré cela, un grand nombre de familles sont ruinées et décident à nouveau de s’exiler.  En Mars 1881, un séisme important secoue Chios et un grand nombre de domaines s’écroulent, littéralement et économiquement. Seules restent quelques familles décidées à reconstruire leur domaine. Malgré tout, Kambos a bel et bien perdu la majorité de son activité.

Troisième période : le 20ème siècle. Kambos renaît du passé

Entre les deux guerres mondiales, un certain nombre de Grecs originaires de Chios décident de racheter des terres, et des descendants de familles émigrées décident de reprendre leur domaine. Certaines maisons sont reconstruites sur la base des décombres laissés par le séisme de 1881, et une agriculture diversifiée se développe à côté des agrumes (élevage principalement). Petit à petit, une nouvelle production d’agrumes renait même si elle ne retrouvera jamais la mesure de ce qu’elle fut à son apogée.

Après la seconde guerre mondiale, le manque de mécanisation, la concurrence des autres pays Méditerranéens et le manque de marketing approprié fait tomber la production d’agrumes à Chios dans l’oubli.

Fort heureusement, à partir des années 1990 les habitants de Chios, l’état Grec, et certaines familles d’anciens propriétaires se réapproprient cet héritage séculaire et décident de soutenir à la fois la préservation du patrimoine mais aussi de relancer la production et le commerce des agrumes.  Aujourd’hui quelques entreprises, généralement familiales, proposent des produits de grande qualité et exportent des fruits, mais aussi des produits transformés à base d’agrumes (jus, confitures, sucreries) perpétuant ainsi la tradition de la culture des hespéridés à Chios.

Au printemps, en pleine saison de floraison, une promenade à Kambos s’impose. Vos cinq  sens seront en éveil. Progressivement un doux parfum vous tournera la tête tant les effluves des hespéridés sont intenses et entêtants. Et si le mythologique jardin des Hespérides, théâtre du 11ème des travaux d’Hercule se situait  en réalité non pas à l’Ouest sur les pentes de l’Atlas, mais à l’Est dans la plaine de Kambos ?